Ca y est, le grand moment est arrivé, l’aboutissement d’une année et demi de recherches, et je l’espère des réponses à une année et demi de questions. Ma sœur Vanessa et moi allons à la rencontre d’un de nos donneurs, et je suis à la fois nerveuse et bizarrement sereine.

Nerveuse, parce que c’est délicat. Nous ne savons pas exactement comment nous adresser à cet homme, quel accueil il nous fera, ni même s’il acceptera de nous revoir après cette première rencontre. J’ai une longue liste de questions à lui poser, au cas où la conversation aurait du mal à démarrer, ou s’il préférait un entretien plus formel. Il s’agit d’être diplomates, de ne pas aller trop loin dans nos questions alors même que nous brûlons de curiosité.

Sereine, aussi, parce que, grâce à nos recherches généalogiques et des échanges avec des membres de sa famille paternelle, nous savons déjà un certain nombre de choses sur l’histoire familiale de cette personne qui a aidé à donner la vie à l’une d’entre nous. Sereine aussi parce que, enfin, nous allons pouvoir connaître le visage de cet inconnu dont nous partageons – en plus ou moins grande proportion – l’ADN.

Le visage, justement. Depuis l’adolescence et jusqu’à aujourd’hui, il m’est arrivé de temps à autre d’apercevoir mon visage dans le miroir, et d’avoir le sentiment de voir une inconnue. Quels sont ces yeux qui me regardent ? Le nez, le regard, la forme du visage… parfois j’ai l’impression de voir un jeune homme dans le miroir, alors qu’en dehors de ces moments je n’ai aucun doute sur mon identité de genre. Lorsque je suis particulièrement stressée ou fatiguée, mon visage devient unheimlich – étrange, pas tout à fait normal, à la fois familier et autre.

Lorsque mes parents ont révélé que je suis née par don de gamètes, ce sentiment a pris de l’ampleur. Le premier soir après cette découverte, j’ai ressenti une grande angoisse face à cet étranger qui me dévisageait à travers mes propres yeux. Après avoir découvert les pratiques très peu éthiques de la clinique où mon frère, ma sœur et moi avons été conçus, et le visage du médecin qui menait ce département et qui prétendait avoir engendré une nombreuse descendance à travers ce programme, je ne pouvais m’empêcher de me poser la question : est-ce que j’étais sa descendance ? Etais-je née d’un médecin qui n’avait pas d’égard pour l’éthique, d’un homme fier d’avoir ensemencé ses patientes, d’une personne qui n’avait jamais considéré comment se sentiraient les enfants nés de ces dons, une fois adultes ? Et si mon géniteur avait ces traits de caractère, qu’avais-je hérité de lui ?

La réponse de Marco à notre lettre m’avait déjà rassurée. Avant notre rencontre, il nous avait envoyé un message racontant rapidement sa vie, et nous en avions fait de même. Il n’y avait pas là de traces du savant fou. Il était médecin, mais n’avait pas fait partie de l’équipe de la clinique de fertilité. Il avait l’air sympathique, et semblait avoir de l’humour. J’espérais que cela se confirmerait lorsque nous le verrions en chair et en os.

Vanessa et moi arrivons enfin à la maison du mystérieux Marco. Il nous attend en haut de l’escalier. Je ne peux pas dire que je me reconnais en lui, mais il me semble un peu familier, comme lorsque l’on rencontre un membre de notre famille dont nous ne connaissions pas l’existence. Marco et sa compagne nous font un très bon accueil, et nous sommes vite installées sur leur terrasse ensoleillée devant un beau goûter. Marco nous dit avec le sourire qu’il a répondu à notre lettre car il savait que nous ne lâcherions pas l’affaire. Nous voilà comparées à des chiens de chasse ayant flairé le renard : il savait que nous continuerions notre «traque» maintenant que nous l’avions repéré.

La plaisanterie détend l’atmosphère. Très vite, les questions fusent de toutes parts. Non seulement sommes-nous curieuses, mais nous réalisons vite que Marco l’est également. Il nous raconte spontanément son parcours de vie, comment il est devenu donneur dans un des premiers programmes de procréation médicalement assistées avec donneur en Suisse. Et le reste de sa vie : sa carrière, son premier mariage, le fait qu’il n’a pas d’enfants, ses hobbies et passions, et la retraite qu’il est sur le point de prendre. Nous découvrons que Marco a cessé de faire des dons une année après ma naissance. Le soupçon qu’il est mon donneur commence à se confirmer, car mon frère et ma sœur sont nés trois ans après moi. C’était pour lui, et son frère qu’il a recruté dans le programme, une manière de payer le loyer de leur logement d’étudiants.

Ce frère est aussi un sujet de conversation, alors qu’il brille par son absence. Marco nous explique que celui-ci souffre de certains problèmes de santé, et qu’il n’est pas vraiment en mesure de gérer une rencontre avec nous dans son état. Néanmoins, Marco nous en brosse un portrait très vivant. Il nous parle d’ailleurs aussi de ses parents et de ses grands-parents, albums photo à l’appui. C’est émouvant pour moi de voir ces images : Marco et ses frères, petits. Nos grand-parents biologiques, nos arrière-grand-parents biologiques, en qui Vanessa et moi reconnaissons certains de nos traits, ou ceux de notre frère.

Nous passons plusieurs heures à parler avec Marco et sa compagne, sans voir le temps passer. Finalement, le questionnaire que j’ai préparé reste dans mon sac, car Marco a anticipé presque toutes mes questions. Non seulement ma curiosité est satisfaite, mais en plus le courant entre nous passe vraiment bien. Marco est plein d’humour, d’une grande gentillesse, et très généreux dans son partage d’histoires sur lui-même et sa famille.

A la fin de notre rencontre, Marco nous dit vouloir savoir laquelle de nous est sa fille biologique. Nous décidons donc d’utiliser un laboratoire suisse pour faire un test de filiation. Nous échangeons nos numéros de téléphone et créons un groupe de discussion. Et bien sûr, avant de nous quitter, nous prenons quelques photos. Les adieux sont cordiaux, et Vanessa et moi passons tout le chemin du retour à bavarder joyeusement, faisant le bilan de cette journée inespérée, heureuses, notre curiosité comblée.

A notre retour, nous découvrons que Marco a posté dans le groupe de discussion. Nous y trouvons de nombreuses photos, celles des albums qu’il nous avait montrées. Alors que je ne voyais pas immédiatement la ressemblance entre lui et moi lorsque nous étions face à face, les images de lui jeune sont beaucoup plus parlantes. Je m’empresse de lui envoyer en retour des photos de nous enfants et adolescents. Cet échange de photos et messages me réchauffent le cœur ; Marco ne prendra jamais la place de mon père, mais je sens qu’une belle amitié est possible entre nous.

En rentrant de ma longue journée et en me préparant à aller dormir, je me regarde dans le miroir. Un bref instant, cette impression d’étrangeté me gagne à nouveau. Mais soudainement, la lumière se fait. Ce nez, ces yeux, ce visage. Je sais maintenant d’où viennent les éléments qui me paraissent étranges : je vois Marco. Et depuis ce jour et cette réalisation, mon malaise devant le miroir a disparu.

De cette première rencontre est née une relation agréable avec Marco. Nous partageons de temps en temps des nouvelles, des photos de notre quotidien ou de nos petits voyages. Il s’entend aussi bien avec Vanessa qu’avec moi, et j’ai l’impression qu’il apprécie finalement d’avoir rencontré sa descendance.

Quelques mois passent, et bientôt vient le jour de nous retrouver dans une ville à mi-chemin entre la notre et la sienne, pour faire un prélèvement d’ADN. Nous nous retrouvons avec plaisir et nous rendons dans le laboratoire et centre de prélèvement qui confirmera le lien entre Marco, ma sœur, et moi. Notre histoire complexe éveille la curiosité de la généticienne, à qui nous demandons s’il est possible de vérifier si l’une de nous est bien la nièce de Marco, et l’autre sa fille biologique.

Nous quittons le laboratoire et nous baladons dans la ville, discutant et partageant encore des histoires tout l’après-midi, terminant notre rencontre par un beau repas dans un restaurant près de la gare. A la fin de la soirée, Marco remet à chacune d’entre nous un mystérieux cadeau à n’ouvrir que lorsque nous aurons les résultats de notre test de filiation. Cette deuxième rencontre scelle pour moi l’impression de sérénité : qu’il soit ou non mon donneur, je suis heureuse de faire partie de la famille (génétique) de Marco.

L’attente des résultats est longue. La généticienne nous avait promis deux semaines, mais elle a été malade et est en retard. Mais finalement ils arrivent, confirmant ce que nous pensions : Marco est bien mon donneur. La généticienne constate également qu’il est fort probable que Vanessa soit de la même famille que Marco. Enfin, presque deux ans après la découverte du secret de notre conception, nous n’avons plus de doutes.

Vanessa et moi ouvrons nos cadeaux. Ce sont deux puzzles dont le motif à compléter est partiellement inconnu : ils doivent être complétés pour révéler le dessin complet. Sur le mien, par un heureux hasard car les cadeaux étaient emballés et impossibles à distinguer l’un de l’autre, un renard se cache dans les buissons non loin d’un chien de chasse.

Si le secret avait été le mot d’ordre pour notre famille, puisqu’il avait été exigé par la clinique où nous avons été conçus, il n’en avait pas été de même pour la famille de Marco. Ainsi, nous avons découvert que toute la fratrie de Marco, ainsi que ses parents, étaient au courant des dons que lui et son frère avaient faits. Ce fut un grand soulagement d’apprendre que notre possible existence n’avait pas été un secret pour leur famille.

Ce qui nous ramène à Luca, que Vanessa avait contacté lors de nos recherches et qui nous avait dit que ses oncles et son père n’étaient pas les donneurs. Lorsque j’avais trouvé la photo de Luca lors de nos recherches, son visage m’avait frappée : certains de ses traits sont très semblables aux miens. C’est en le voyant et en me reconnaissant dans ses traits que j’avais eu l’espoir que nous étions sur la bonne piste. C’est pour cela aussi que Vanessa et moi avons choisi de le contacter au départ.

Avec la permission de Marco, Vanessa recontacte Luca pour lui confirmer que nous sommes bien ses cousines. Il admet alors avoir été dans une situation difficile : il savait que ses oncles avaient effectué des dons. Luca était donc partagé entre l’envie de nous révéler nos origines et la loyauté familiale. Le secret enfin révélé, nous rencontrons Luca et sa sœur Andrea pour une raclette dans la bonne tradition suisse.

C’est une rencontre un peu étrange : Luca est très accueillant et ouvert, mais Andrea est méfiante de ces intruses qui jettent un pavé dans la mare familiale et qu’elle sait exister mais dont elle ne peut pas parler à son oncle (le donneur de Vanessa) ou ses cousins (les demi-frères et sœurs de Vanessa). Le secret, finalement, nous entoure toujours un peu, et engendre d’autres secrets. C’est néanmoins une belle expérience que de rencontrer ces cousins et de voir encore d’autres personnes qui nous ressemblent un peu.

Nos parents, toujours très présents dans notre vie et dont nous sommes très proches, avaient suivi tout le parcours de nos recherches, avec ses joies et ses déceptions. Notre papa, rassuré que nous ne cherchions pas un autre père dans ces donneurs mais des réponses à propos de nous-mêmes, nous avait encouragées avec amour et humour. Sa première réaction lorsque Marco nous a écrit pour organiser une rencontre : «Je peux venir ?» Une plaisanterie qui laissait aussi deviner sa curiosité sur cet homme mystérieux qui lui avait fait le cadeau d’une fille.

Au fil des découvertes, nous réalisons que les ressemblances entre mon père et nos donneurs sont frappantes : leurs arrière-grands-parents vivaient à une quinzaine de kilomètres les uns des autres dans l’Emmental ; ils ont grandi dans la même région et mon père a fait son apprentissage dans la ville où vivait nos donneurs. Ainsi, même si notre père n’est pas notre père biologique, nous appartenons au même groupe génétique, fait confirmé par MyHeritage. Les ressemblances ne s’arrêtent pas là : Marco et mon père sont tous les deux très sociables et ont le même sens de l’humour.

Quelques mois après la première rencontre avec Marco, nous avons donc organisé une rencontre avec lui, sa compagne, et nos parents. Nous étions tous un peu nerveux ce matin où nous nous sommes tous retrouvés chez Vanessa, mais finalement le courant est passé très vite. J’ai entendu mon père et mon donneur comparer en rigolant les médicaments qu’ils prennent pour leurs divers maux, et j’ai eu un grand sourire. Ils ont bien le même humour, comme je le pensais. Nous mangeons ensemble, discutons, et tout est incroyablement naturel. C’est un sentiment assez incroyable que de voir cette entente entre ma famille et mon donneur, où chacun a sa place et respecte celle des autres.

Nous avons donc un étrange arbre généalogique à trois branches, mais pour rien au monde je ne voudrais le changer, maintenant que je le sais.

Quelques mois passent depuis ma première rencontre avec Marco. Je suis prise dans le tourbillon des fêtes de Noël et celui de mon travail. Ma curiosité satisfaite, j’ai fini par laisser de côté les sites de correspondances ADN, qui ne me donnent plus que des petits matchs sans grand intérêt. J’ai eu toutes les réponses que j’espérais, après tout. Et même s’il est vrai que je pourrais avoir une correspondance avec un demi-frère ou une demi-sœur, ou des cousins, je ne crois pas la chose très probable.

Et pourtant cet après-midi de décembre je décide d’ouvrir MyHeritage et j’y découvre une nouvelle correspondance et un message dans ma boîte aux lettres qui date de quelques heures plus tôt. J’ai un demi-frère, Antoine ! Le cœur battant, j’ouvre son message et découvre avec joie (car je n’ai pas besoin de le lui révéler) qu’il me dit être né d’un don de gamètes et être à la recherche de ses origines. Quelques messages plus tard, et je comprends qu’il est impatient d’en savoir plus. Moi aussi ! Nous prenons rendez-vous dans un restaurant près de chez moi, et Vanessa nous y rejoint.

En attendant de rencontrer Antoine, je me demande si vraiment tout est arrivé par hasard : le flash de Vanessa lors de cette émission sur les personnes nées par don ; le fait que moi, mon frère et ma sœur sommes issus de la même famille biologique à travers deux « frères-donneurs » ; les ressemblances entre mon père et Marco ; le fait qu’un cousin lointain vivant aux USA a matché avec nous et avait toutes les clés pour nous permettre de retrouver nos donneurs ; et maintenant ce hasard étrange qui me pousse à visiter un site que j’avais jusque là délaissé le jour où mon demi-frère reçoit ses résultats… et peu après, Vanessa et moi découvrirons qu’Antoine a décidé de faire un test ADN après avoir entendu Vanessa parler de notre site et de son expérience sur une émission radio.

Hasard ou pas, dans tous les cas, notre famille peut se vanter d’avoir eu énormément de chance dans cette belle aventure, qui continuera à devenir de plus en plus riche avec chacun et chacune de nos (probablement très nombreux) demi-frères et sœurs.

(Pour lire l’histoire d’Antoine, le demi-frère de Tanya, cliquez ici)

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